Je me souviens d'une réunion où cinq parties prenantes — produit, ventes, support, marketing et direction — réclamaient chacune la mise en production "pour hier" d'éléments contradictoires. La salle était électrique. Chacun avait des raisons légitimes : quota commercial, taux de churn, visibilité marché, sécurité ou contraintes réglementaires. Résultat : aucune décision claire, frustration, et un backlog qui grossissait sans cesse.
Prioriser un backlog quand tout le monde veut tout maintenant n'est pas un problème de méthode seulement, c'est d'abord un problème de gouvernance, d'alignement d'objectifs et de communication. Voici l'approche que j'utilise et qui m'a permis de débloquer de nombreuses impasses : un mélange de cadrage stratégique, d'outils simples et d'un peu de diplomatie.
Commencer par le principe : pourquoi prioriser ?
Avant d'entrer dans les techniques, j'aime rappeler l'essentiel. Prioriser, ce n'est pas dire non par principe ; c'est choisir où mettre l'énergie limitée de l'équipe pour obtenir le plus grand impact possible, rapidement et de façon répétable. Sans priorisation, on dilue l'effort, on multiplie les allers-retours et on tue la vélocité.
Aligner sur un critère unique (ou très peu)
Quand tout le monde veut tout, la première chose que je fais est d'imposer un cadre d'évaluation commun. Trop de critères rendent la décision opaque. J'encourage à retenir un ou deux critères prioritaires qui reflètent la stratégie actuelle : revenus à court terme, réduction du churn, conformité, ou vitesse d'apprentissage produit. Les équipes aiment la clarté. Quand je dis « clarté », j'entends que chaque demande doit pouvoir se justifier en fonction du critère retenu.
Par exemple, lors d'une mission pour une PME SaaS, nous avons choisi deux indicateurs : impact sur le MRR (revenu récurrent) et effort de développement. Tout élément devait être évalué par rapport à ces deux dimensions. Résultat : beaucoup de "bonnes idées" sont devenues des expérimentations marketing, et seules les modifications impliquant une vraie hausse de MRR ont saturé le sprint.
Méthodes de priorisation pratiques
Voici des méthodes éprouvées. Je n'en recommande pas une seule : le choix dépend du contexte (startup vs grande entreprise, produit mature vs early-stage).
Mon favori, en pratique, est souvent une version adaptée du RICE ou du WSJF : facile à expliquer, calculable, et surtout défendable auprès des directions.
Un template simple que j'utilise
Quand je facilitez un atelier de priorisation, j'affiche un tableau comme celui-ci. Il permet d'objectiver et de visualiser rapidement.
| Feature | Reach (nb utilisateurs) | Impact (0-5) | Confidence (0-100%) | Effort (jours) | Score RICE |
|---|---|---|---|---|---|
| Amélioration onboarding | 1'000 | 4 | 80% | 10 | 320 |
| Rapport export CSV | 300 | 2 | 90% | 2 | 270 |
| Refactor sécurité API | All | 5 | 70% | 15 | 233 |
La formule RICE est : (Reach * Impact * Confidence) / Effort. Les valeurs sont toujours discutables, mais l'intérêt est de comparer des ordres de grandeur.
Gérer les parties prenantes : trois règles concrètes
Les outils seuls ne suffisent pas. Voici ce que je fais systématiquement :
Transformer les demandes "tout de suite" en expériences
Souvent, une demande urgente est en réalité une hypothèse : "si on fait ça, le taux de conversion augmentera". Plutôt que de lancer une grosse feature, je propose des expérimentations rapides :
Ces petites expérimentations coûtent peu et réduisent la confiance requise (le paramètre "Confidence" dans RICE). Elles permettent aussi de dégager des quick wins visibles pour les parties prenantes les plus exigeantes.
Cas pratique : arbitrage entre support et ventes
Dans une société SaaS que j'ai accompagnée, le support demandait une refonte du moteur de recherche interne pour réduire le backlog tickets. Les ventes exigeaient un tableau de bord commercial. Le CTO menaçait d'arrêter tout nouveau développement tant que la dette technique n'était pas traitée.
Nous avons mis en place un mini comité de priorisation composé d'un directeur produit, d'un responsable commercial et du head of support. En appliquant RICE et en forçant la discussion sur des chiffres (tickets par jour, CA potentiel par client), nous avons décidé :
Ce compromis a calmé les tensions et rétabli une cadence. Le head of support a ensuite présenté une mesure claire : baisse de 25% du backlog en 6 semaines. Cela a convaincu la direction du bienfondé du plan.
Rituels pour maintenir une priorisation saine
Je recommande quelques rituels courts et réguliers :
La transparence est clé : publier un backlog visible et un historique des décisions évite les incompréhensions et les demandes répétées.
Quand s'affirmer et dire non
Dire non n'est pas impopulaire si c'est argumenté. J'apprends aux dirigeants à refuser une demande quand :
Un "non" accompagné d'une alternative (expérimentation, MVP, planning) est presque toujours accepté.
Si vous êtes face à un backlog saturé et à des parties prenantes pressantes, commencez par aligner les objectifs, imposez un critère commun, mettez en place un outil simple de scoring, et révisez régulièrement. Les méthodes existent, mais la discipline et la communication tiennent le reste.